Pourquoi pardonner – Témoignage d’Aurélie Monkam-Noubissi – Journal N° 31 – décembre 2015

livre_pourqoi_pardonnerTémoignage d’Aurélie Monkam-Noubissi (préface du livre de Johann Christophe Arnold « Pourquoi pardonner ? Rompre le cycle de la violence » éd. Nouvelle Cité, 2015)

 

Le 28 septembre 2012, je perdais l’un de mes enfants, mon fils Kevin, et un de ses amis Sofiane, victimes d’un lynchage, à Échirolles, en banlieue grenobloise. Tous deux n’avaient que 21 ans quand ils se sont fait assaillir dans un parc, à moins de 50 mètres de leur domicile, par une bande de la cité voisine armés de couteaux, de battes, de marteaux. Kévin, étudiant, a reçu huit coups de couteau, dont un mortel au poumon. Sofiane, éducateur, a été poignardé une trentaine de fois.
Ces jeunes, qu’ils ne connaissaient pas, les ont lynchés, comme si c’était un jeu collectif pervers, où les frontières du réel et du virtuel se confondent, comme s’ils se trouvaient dans un jeu vidéo où l’on peut « rejouer », ou dans un film que l’on peut rembobiner. Cette escalade haineuse reste à ce jour incomprise. J’ai du mal à accepter la manière dont la vie a été arrachée à mon fils. Je n’accepte pas cette violence, d’autant que mon fils était connu dans le quartier comme un jeune médiateur et pacificateur. Bien sûr, je ressens de la colère, mais je ressens également de l’empathie et de la compassion pour ces jeunes gens du même âge que Kévin et Sofiane, désorientés, sans aucun ancrage familial, social et spirituel. Croyante, il me semble que je leur ai pardonné naturellement, car la Parole de Dieu me guide tous les jours de ma vie dans les petites comme dans les grandes choses, et l’évidence du pardon découle de mon obéissance à la parole de Dieu. Mais faut-il parler de pardon alors que je n’ai jamais ressenti de haine?
Méditer l’Évangile est le meilleur apprentissage que l’on puisse faire du pardon. Jésus ne dit-il pas à Pierre de pardonner « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » ? En effet, le pardon n’est jamais acquis à tout jamais, il est sans cesse à rechoisir. Nul n’est à l’abri de la colère qui gronde ; seul Dieu peut nous donner la force de pardonner, pour peu que nous lui demandions. En tant que chrétien, on ne peut passer à côté.
Je ne sais pas si Dieu permet les épreuves, mais par sa grâce, il nous donne les moyens d’en sortir. Face aux accidents de la vie, on peut se révolter et rejeter l’Alliance, ou au contraire la renforcer car Dieu nous accompagne, il traverse nos souffrances, il les vit avec nous.
Néanmoins, le pardon exige un engagement mutuel : celui qui le donne, don par-dessus tous les sentiments négatifs, et celui qui le reçoit et qui doit être dans une démarche d’acceptation.
Si donc un jour l’un des meurtriers de mon fils me demande de lui accorder mon pardon je le ferai. Ou si l’un d’entre eux me demande un jour de l’accompagner dans son travail de repentir, je suis prête à l’aider à réfléchir sur son acte criminel afin qu’ensemble nous puissions avancer. Le pardon nous libère de nos chaînes. Avec Calogero et beaucoup d’autres, je veux dire avec force « Non pour nos frères,plus jamais ça ! ». On a poignardé ma jeunesse.
Qui a mis ça la guerre dans nos quartiers. L’abandon, l’ennui, la télé. Des couteaux de combat dans les mains des gamins. Pour un regard en croix, c’est la fin. Et c’est parce qu’ils étaient là. Un jour au mauvais endroit. Qu’ailleurs ici ou làbas. Pour nos frères plus jamais ça !
Non pour nos frères plus jamais ça !

 

livre_ventre_arracheLe 28 septembre 2012, le jeune Kevin Noubissi, un étudiant âgé de 21 ans est sauvagement agressé, avec un copain Sofiane, par une bande de jeunes de la cité voisine qu’ils ne connaissaient pas. Un an après, avec une force impressionnante et une grande dignité, Aurélie Monkam raconte le chemin intérieur qu’elle a parcouru pour faire face au meurtre de son fils ; son questionnement sur les responsabilités sociales ; sa volonté de poursuivre son travail de soins aux enfants, notamment les plus démunis. Elle raconte, avec des mots simples et puissants, le parcours intérieur qui l’a conduite à passer du « Pourquoi ? » au « Que vais-je faire de cela ? ». Elle n’emploie jamais le mot de « meurtriers », mais évoque les « laissés pour compte » et a créé, avec d’autres médecins, un groupe de recherches sur la violence. Portée par son engagement professionnel et par une foi profonde, elle dit, dans ce témoignage impressionnant, comment elle garde foi en l’avenir.

L’auteur : Aurélie Monkam Noubissi, la « mère courage » d’Échirolles, comme l’ont baptisée certains journaux, dit ne ressentir « aucune haine… plutôt de la pitié » pour les agresseurs de son fils. Cette « mère désenfantée », comme elle se baptise elle-même, tient 18 mois après le drame, le même discours, malgré le « déni total » des meurtriers.